Note d’intention
Reprise du travail au lycée Blanqui
Premiers lycéens à Saint-Ouen 1963-1976.
Un film de Joël Augros, Mohamed Bougheroumi, Jean-Pierre Caruelle, Jean-Jacques Clément, Marie-Christine Dagneaux, Bertrand Druon et Patrick Gervaise.
Images, son et montage d’Alexandre Switon.
Produit par la Coopérative du film Blanqui.
3×52 minutes.
Nombre de lycées dans les communes de la Seine : 9
Nombre de lycées dans Paris : 29
Fils d’ouvriers à l’Université : 3%. A l’université de Paris : 1.5%
Fils d’ouvriers à l’école de médecine : 0.9%
A la faculté de lettres : 0.2%
Théâtre en dehors de Paris : 0. Salle de concert : 0
Maurice Pialat, L’amour existe, 1960.
Le projet évolue, l’écriture s’affine le titre change « Nous avons fait un rêve… »
Le projet, technique et réalisation
Les 7 auteurs du futur documentaire, dont le maintien des liens étroits constitue un fait révélateur en soi, vont faire, entre 1964 et 1967, leur entrée dans ce qui est alors une « annexe du lycée Paul-Eluard de Saint-Denis ». Il deviendra, immédiatement, et comme une évidence pour toutes et tous, élèves, professeurs, parents, élus, le « lycée Blanqui »(1) .
Depuis longtemps, nous nourrissions le projet de collecter les souvenirs encore vifs de ces années lycéennes, au cœur de la banlieue populaire, dans ces années 1960 et 1970, si particulières à bien des égards, et d’en relever les traces laissées dans nos existences.
A quelques centaines de mètres de notre lycée, Pierre Bonneau et Jacques Willemont tournent, le 10 juin 1968, un film emblématique des grèves ouvrières Reprise du travail aux usines Wonder. Il inspire le titre choisi pour le documentaire et place ainsi le regard du côté de l’effervescence qui caractérise le moment historique. Mais il veut évoquer aussi cette reprise du travail de la mémoire que nous initions.
Soucieux de la qualité du fond et de la forme, nous bénéficions de la participation du chef-opérateur Alexandre Switon(2) , qui prendra en charge la partie technique du film.
Premiers lycéens d’une banlieue ouvrière
Le lycée va s’installer dans les locaux de l’ancien groupe scolaire Auguste-Blanqui, en partie inoccupés au début des années 1960. Enfants des classes populaires, nous y avons passé plusieurs printemps du printemps de nos vies. Nous serons les premiers de nos lignées à intégrer ce type d’établissement, très rare alors hors de Paris. Jusqu’à la fin des années 1950, ce cursus est, en effet, réservé à la formation de l’élite, et reste l’apanage des classes aisées.
La municipalité de Saint-Ouen, qui conduit une politique audacieuse en direction de l’enfance et de la jeunesse, bataille ferme avec l’Etat depuis 1945 pour installer un lycée en « banlieue rouge ». Enfin, se félicite alors le maire communiste Fernand Lefort, en septembre 1963 quelques jours avant son ouverture, les enfants de cette ville ouvrière obtiendront « des chances égales d’accéder à l’enseignement supérieur »(3) .
Recueillir et ordonnancer les mémoires
Notre volonté de départ était de recueillir la mémoire des anciens élèves, de questionner leurs souvenirs d’enfance, des années lycées en regard de leurs vies ultérieures et d’y associer professeurs, parents, élus, tous acteurs de cette période scolaire et historique particulière.
Les archives municipales et départementales conservent également, outre des sources très utiles à notre recherche, des fonds audiovisuels abondants et d’une grande qualité esthétique.
En mai et juin 1968, de très jeunes élèves de Troisième seront, aux côtés de professeurs grévistes, les animateurs du mouvement du lycée Blanqui. Les temps qui s’ouvrent, ponctués de modifications pédagogiques, éducatives et réglementaires, avec une influence accrue d’enseignants novateurs, parfois étudiants durant les « événements », semblent laisser pourtant une partie de la jeunesse lycéenne sur sa faim.
En 1971, le Théâtre du Soleil est à Blanqui, sur l’invitation de Michel Mougenot, professeur parmi les plus engagés en mai puis dans l’après-mai(4). La troupe présente un travail sur la Commune de Paris dans lequel interviennent les élèves. La même année, avec l’affaire Guiot-Deshayes(5) puis les protestations contre la « circulaire Guichard » s’ouvre le Printemps lycéen qui enfièvrera les établissements jusqu’en 1976 avec la mobilisation contre la réforme Haby.
Le 21 mars 1973, dans les rues de Paris, 100 000 jeunes, pour la plupart lycéennes et lycéens, défilent contre la loi Debré modifiant les sursis militaires. Les réalisateurs battent le pavé ce jour-là, certains pour la première fois. Outre les diatribes antimilitaristes et la dénonciation des « lycées-casernes », le mouvement s’invente deux slogans révélateurs de sa soif d’en découdre : « Chaud, chaud, chaud, le printemps sera chaud » et « Cinq ans déjà, coucou nous revoilà ».
L’heure est alors à toutes les volontés d’émancipations. Un autre avenir semble là, tout proche, à portée de main. Pendant les grèves, au ciné-club, dans les éphémères mais mémorables « 10% pédagogiques », on fait l’expérience d’une école nouvelle d’où l’ennui serait enfin chassé. Les filles prennent toute leur place et se vivent égales aux garçons. Les relations avec les adultes, parents, professeurs, élus prennent une allure inédite.
Ces « désirs de plus, de mieux, d’autrement »(6) feront vivre, chez certaines et certains, car nous n’étions pas uniformes, comme un sentiment de suspension et l’envie de sortir des chemins qu’on avait balisés pour nous.
Que reste-t-il, enfin, aujourd’hui de tout cela ? Blanqui nous a-t-il tant marqués, nous et nos témoins, beaucoup, peu ou prou, d’une manière ou d’une autre, dans ce que nous sommes devenus et dans ce en quoi nous avons cru ou croyons encore ? Que reste-t-il, au fond, de nos amours de toutes sortes ? Avons-nous changé de classe, avons-nous changé de monde ?
La lecture des travaux de Chantal Jaquet notamment son ouvrage Les transclasses ou la non-reproduction, qui construit une compréhension philosophique du « passage exceptionnel d’une classe à l’autre »(7) , et analyse les « causes politiques, économiques, sociales, familiales et singulières qui concourent à la non-reproduction sociale » a constitué également un élément déclencheur. Parmi nous et parmi nos camarades de l’époque, celles et ceux qui échapperont à une sélection scolaire cependant jamais démentie(8) , deviendront donc des « transclasses » tels que les définit l’auteur. Cinquante ans après, l’heure des bilans est déjà bien sonnée, mais le temps justement permettra, nous l’espérons, de trouver le bon recul pour apprécier cette part fondamentale de nos vies. Nos premières approches et nos premiers entretiens laissent entrevoir des points communs mais beaucoup de singularités aussi dans nos destinées sociales. Voilà qui nous éloigne d’emblée, et c’est heureux, de toute généralisation.
Transmettre
Par ce documentaire, c’est une de ses raisons d’être, nous souhaitons aussi toucher les lycéennes et lycéens d’aujourd’hui, notamment, bien sûr, à Saint-Ouen, sur les lieux mêmes où circula, durant ces années singulières, un fugace air du temps printanier.
S’il semble parfois qu’il soit, de nos jours, minuit dans le siècle(9), puissions-nous ainsi leur transmettre, par cette reprise du travail, un peu de la clarté du temps de notre jeunesse. Et qu’ils en fassent l’usage qui leur semblera le bon. En souvenir de Blanqui.
[1] La reprise du nom de Blanqui, nom de l’ancien groupe scolaire mais aussi, nous le croyons, figure tutélaire revendiquée, nous fait penser à la formule de Sartre dans La responsabilité de l’écrivain : « que la chose soit une fois nommée, et la voilà faite, (…) . Ainsi, nommer, c’est changer, transformer. », https://www.gallimardmontreal.com/catalogue/livre/responsabilite-de-l-ecrivain-la-sartre-jean-paul-9782864322986
2 Ouvrir le lien en cliquant sur le texte http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_liste_generique/C_98017_F
3 Affiche municipale, A compter du 1er octobre 1963. Ouverture d’un lycée à Saint-Ouen, Archives municipales de Saint-Ouen.
4 Nous reprenons ici la désignation que donne le cinéaste Ollivier Assayas dans son ouvrage Une adolescence dans l’après–Mai. Lettre à Alice Debord, éditions Cahier du cinéma, 2005 et son film Après-mai réalisé en 2012.
« Pendant quelques années, les certitudes se sont envolées. C’était après Mai 1968, le champ des possibles s’étendait à perte de vue, terrifiant et exaltant. C’est à ce moment qu’Olivier Assayas, né en 1955, est devenu adulte et artiste » écrit Thomas Sotinel dans sa critique du film, « Olivier Assayas : « Après Mai », le déluge », Le Monde, 13 novembre 2012, https://www.lemonde.fr/culture/article/2012/11/13/olivier-assayas-apres-mai-le-deluge_1789833_3246.html
5 Grèves et protestations dans de nombreux lycées de Paris et de banlieue, Le Monde, 17 février 1971, https://www.lemonde.fr/archives/article/1971/02/17/greves-et-protestations-dans-de-nombreux-lycees-de-paris-et-de-banlieue_2444536_1819218.html
6 Claude Aufort, ancien professeur d’anglais au lycée Blanqui, interrogée dans le cadre du documentaire en cours, novembre 2019.
7 Chantal Jaquet, Les transclasses, ou la non-reproduction, PUF, 2014.
8 Nous avons la ferme intuition que ce phénomène s’apparente à l’ « érosion sociale » qui touche les enfants des classes populaires, au fil des classes des lycées, identifiée à la toute fin des années Cinquante, dans l’article, L’état de l’école avant la réforme Berthoin du site Les fractures scolaires en France, https://fracturesscolaires.fr/1958-1959-lannee-avant-ladoption-de-la-reforme-berthoin/
9 Du titre de l’ouvrage de Victor Serge, S’il est minuit dans le siècle, Grasset, 1939



