Un peu d’histoire

L’époque, l’école, notre jeunesse.

Le 1er octobre 1963, s’ouvre donc à Saint-Ouen, en banlieue rouge, dans ce qui est encore le département de la Seine, une annexe du lycée Paul-Eluard de St Denis (1).
Classique(2) et moderne, il couvrira l’intégralité de l’enseignement secondaire de la Sixième à la Terminale, « jusqu’au baccalauréat complet »(3) . Les premières divisions ouvertes à St Ouen seront des sixièmes et des cinquièmes. Elles accueillent des enfants audoniens, meilleurs élèves du primaire, dispersés jusqu’alors dans les lycées parisiens voisins, parfois dans des bâtiments provisoires, ou parmi les collèges de la ville.
Ce premier lycée de Saint-Ouen est donc, paradoxalement, l’héritier lointain d’une forme scolaire alors en voie de disparition, le lycée napoléonien, conçu à l’origine comme « établissement d’excellence où seront formées les futures élites de la nation »(4) , de la sixième à la terminale. Il est réservé historiquement, à de rares exceptions, aux enfants des classes aisées. L’accès à ce type de scolarité s’ouvre timidement aux couches populaires depuis les années Trente et l’instauration de la gratuité.
Jusqu’aux années 1950, cependant, « il n’y a pas en France de degrés (un parcours élémentaire, suivi d’un parcours secondaire) ; il y a des ordres parallèles : un « ordre du primaire », qui est l’école du peuple ; et un « ordre du secondaire », qui est l’école des privilégiés (notables, bourgeois). Les maîtres enseignent dans l’ordre dont ils sont issus : l’école normale forme des instituteurs issus de l’ordre du primaire, l’université forme des professeurs issus de l’ordre du secondaire »(5) .
Cette organisation institutionnelle produit « des inégalités frappantes »(6) . Ainsi en 1958, on ne dénombre que 15% d’enfants d’ouvriers dans les lycées ou collèges classiques ou modernes(7) . l’Ecole française va connaître , déjà esquissée sous la Vème République, une très importante mutation. La réforme Berthoin de 1959, instituant notamment la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans(8) , en constitue le pivot et initie véritablement une « mise en système de l’Education nationale »(9) .

 

Une nouvelle organisation de l’enseignement secondaire

Une nouvelle organisation de l’enseignement secondaire, déjà projetée dans les dernières années de la IVème République, se met alors progressivement en place.
Non sans conséquences. D’une part, « ces décisions impliquent la création de capacités d’accueil supplémentaires d’autant plus importantes que les générations à scolariser sont exceptionnellement nombreuses ». D’autre part, on entend permettre l’accès des enfants aux filières longues « sur la base de leurs « aptitudes », et non sur celle de la proximité géographique de leur domicile et de l’appartenance sociale. »(10)
Ces mesures entendent principalement répondre aux « considérables besoins de l’économie française non seulement en ingénieurs et en techniciens des sciences physiques, mais en ouvriers qualifiés, en personnel d’encadrement, en techniciens des sciences humaines et en personnel de direction. » décrits par Jean Fourastié, interrogé en mars 1958 par Le Monde à propos de son récent rapport au commissariat au plan(11) . Ces logiques visent à remédier, en puisant parmi les classes populaires, à l’ « insuffisance de travailleurs qualifiés »(12) , mais elles entrent aussi en résonance avec « la transformation profonde dans le rapport à l’école des familles ouvrières », décrite par Jean-Pierre Terrail(13) . Aspirations d’un autre destin social pour leur descendance, relayées et amplifiées par le Parti communiste et les municipalités qu’il dirige(14) . Le maire de Saint-Ouen, Fernand Lefort et ses adjoints, qui bataillent ferme depuis 1945 pour la création d’un lycée dans leur ville, se félicitent ainsi, en septembre 1963, de son ouverture. Enfin, écrivent-il, les enfants de cette ville ouvrière pourront bénéficier de « chances égales d’accéder à l’enseignement supérieur » grâce à cette « réalisation capitale »(15) .

Une majorité des élèves sont issus des milieux populaires.

Une majorité des élèves sont issus des milieux populaires(16) et entament des études jusqu’à lors réservées à d’autres milieux sociaux.
Ces jeunes filles et ces jeunes garçons sont les premiers de leur famille à suivre ce cursus. Nombre d’entre nous, celles et ceux qui échapperont à une sélection scolaire cependant jamais démentie(17) , deviendront donc des « transclasses » tels que les définit Chantal Jaquet. Dans son ouvrage « Les transclasses ou la non-reproduction », qui construit une compréhension philosophique du « passage exceptionnel d’une classe à l’autre », elle analyse les « causes politiques, économiques, sociales, familiales et singulières qui concourent à la non-reproduction sociale »(18) . Des cohortes de lycéens de Blanqui connaîtront de telles trajectoires, jalonnées de « comportements partagés »(19) , cependant très diversifiées, comme le montrera le documentaire.

Que se passe-t-il donc au sortir de la communale, cette « Ecole du peuple », dont une banderole fait l’éloge, au stade Bauer de Saint-Ouen, lors de la Fête laïque du 14 mai 1966, organisée par la municipalité(20) . Que se passe-t-il dans cette terra incognita qu’est l’enseignement secondaire pour ces enfants et leurs familles ? Entrés enfants, ils sortiront adultes de ce cadre de socialisation majeur, défini aussi par la petitesse de la structure et un fort entre-soi social qui contribuèrent, sans doute, à l’existence d’une ambiance(21) particulière que beaucoup évoquent aujourd’hui.

Citons encore, parmi les lectures et influences, les travaux sociologiques de Didier Eribon cherchant à réinscrire « les trajectoires individuelles dans les déterminismes collectifs»(22) , ceux de Bernard Lahire(23) , sur « les particularismes familiaux au sein de classes populaires »(24) ou encore de Gérard Mauger questionnant les notions de jeunesse et de génération(25) . Chez les historiens, la lecture de Ludivine Bantigny et d’Anne-Marie Sohn, notamment, permettent de contextualiser et de préciser nos intuitions et intentions. La première en analyse les « mots d’amour ou de révolte, mots de rêves et d’engagements »(26) dont sont semés les journaux lycéens de l’époque. La seconde entend définir « l’accès massif de cette génération à l’enseignement secondaire » comme « explication première » à son « fonctionnement comme un groupe à part. »(27) .

Nous nous situons au cœur même des « années 68 »

Nous nous situons au cœur même des « années 68 ». De très jeunes élèves de Troisième seront, aux côtés de professeurs grévistes, les fers de lance en Mai, au lycée Blanqui. La période qui s’ouvre, ponctuée de modifications pédagogiques, éducatives et réglementaires, avec une influence accrue de professeurs novateurs, parfois étudiants durant les « évènements », semble laisser pourtant une partie de la jeunesse lycéenne sur sa faim. Amorcé par l’affaire Guyot-Deshayes(28) puis par la lutte contre la « circulaire Guichard » en 1971, le « Mai lycéen » enfièvrera les établissements jusqu’en 1975 et 1976 avec la mobilisation contre la réforme Haby.
Son point d’orgue se situe, un premier jour de printemps, le 21 mars 1973. Dans les rues de Paris, 100 000 jeunes, pour la plupart lycéennes et lycéens, défilent contre la loi Debré modifiant les sursis militaires. Outre les diatribes contre l’antimilitariste et les « lycées-casernes », le mouvement s’invente deux slogans révélateurs de la soif d’en découdre : « Chaud, chaud, chaud, le printemps sera chaud » et « Cinq ans déjà, coucou nous revoilà ». Ces « désirs de plus, de mieux, d’autrement »(29) feront vivre, chez certaines et certains, car nous n’étions pas uniformes, comme un sentiment de suspension et l’envie de sortir des chemins qu’on avait balisés pour nous.
La question du désir d’émancipation féminin marque aussi profondément ce moment avec, en corollaire, des transformations profondes des rapports entre filles et garçons.
Rappelons, à ce propos, qu’à partir 1964, la proportion des filles titulaires du baccalauréat dépasse celle des garçons. Ainsi en 1973, au sein d’un mouvement d’augmentation massive du nombre de bachelières et bacheliers, 26 % des filles obtiennent le diplôme contre 20 % chez les garçons ; sur 9 bacheliers on compte donc 4 garçons pour 5 filles(30) . La figure du lycéen est donc bien plutôt celle de la lycéenne…
Deux ouvrages nous apportent , encore, un éclairage opportun. Gérard Vincent dans Le peuple lycéen. Enquête sur les élèves de l’enseignement secondaire(31) , paru en 1974, s’interroge ainsi sur l’identité, la socialisation, le rapport à l’Ecole et à la famille mais aussi sur les amours des jeunes qu’il interroge. Robi Morder et Didier Fieschi, dans Quand les lycéens prenaient la parole. Les années 68 (2018)(32) , analysent quant à eux « l’irruption de la jeunesse lycéenne sur la scène sociale et politique à cette époque ».
Ce sacre des printemps sera finalement court. En 1973, la crise économique viendra sonner le glas de bien des espoirs. Dès 1974, déjà, la réforme Fontanet entend limiter l’accès à l’enseignement supérieur(33) . L’ombre du « grand cauchemar des années 1980 », décrite par François Cusset(34) , se profile, jetant un voile obscur sur cette « histoire de fraternité et de fidélité »(35) .

Notes

« Lors de l’élection municipale de 1935 à Saint-Denis, la nécessité de construire un établissement secondaire a été soulevée pour la première fois. Mais il aura fallu attendre 1957 pour que les premiers bâtiments soient construits en tant qu’annexe du lycée Jacques-Decour2. Ces annexes n’accueillent que 120 élèves mais ce nombre ne tarde pas à croître. En effet, les effectifs augmentent de 300 en 1958 jusqu’à 600 en 1959.
En 1959, » initialement prévu pour 1 500 élèves, il en accueille près de 2 000. Deux annexes (seront) rattachées au lycée, la première se trouve à Saint-Ouen et la seconde à Épinay-sur-Seine (…)». https://fr.wikipedia.org/wiki/Lyc%C3%A9e_Paul-%C3%89luard

2 La filière classique reste, à cette époque, la plus prestigieuse. Ainsi en ce début des années Soixante, « la part du latin est encore importante  : c’est par lui que dès la sixième se différencient les divisions (ou sections) classique et moderne (…) dans un enseignement secondaire qui se massifie, il reste un instrument de sélection », Nancy Maury-Lascoux, « Latin et grec dans l’enseignement secondaire  : une approche historique », Anabases [En ligne], 23 | 2016, mis en ligne le 02 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/anabases/5652 ; DOI : https://doi.org/10.4000/anabases.5652

3 Affiche municipale, A compter du 1er octobre 1963. Ouverture d’un lycée à Saint-Ouen, Archives municipales de Saint-Ouen.

4 Philippe Marchand, « Histoire et commémoration : le bicentenaire des lycées (1802-2002) », Histoire de l’éducation [En ligne], 109 | 2006, mis en ligne le 01 janvier 2011, URL : http://journals.openedition.org/histoire-education/1330 ; https://doi.org/10.4000/histoire-education.1330

5 https://fr.wikipedia.org/wiki/Petit_lyc%C3%A9e

6 Les grandes lignes de l’évolution des institutions scolaires au XXe siècle, p.12 , http://www.parisschoolofeconomics.com/grenet-julien/Memos/Institutions%20scolaires.pdf
7 Cf. Id.
8 « L’ordonnance du 6 janvier 1959 prolonge l’obligation scolaire de 2 ans et la porte à 16 ans révolus « pour les enfants qui atteindront 6 ans à partir du 1er janvier 1959 » (la mesure deviendra effective seulement en 1967, i.e. pour les générations nées à partir de 1953) », Les grandes lignes de l’évolution des institutions scolaires au XXe siècle, p. 13, http://www.parisschoolofeconomics.com/grenet-julien/Memos/Institutions%20scolaires.pdf
9 La réforme Berthoin : vers la massification, https://fracturesscolaires.fr/la-reforme-berthoin-vers-la-massification/
10 Jean-Michel Chapoulie, « À l’apogée de l’initiative d’État sur l’école : le commissariat au Plan, le développement de l’appareil statistique national et la carte scolaire du premier cycle (1955-1970) », Histoire de l’éducation [En ligne], 140-141 | 2014, mis en ligne le 31 août 2016. URL : http://journals.openedition.org/histoire-education/2810 ; DOI : https://doi.org/10.4000/histoire-education.2810

11 Joanine Roy, Le problème n’est pas de lutter contre le chômage mais contre la pénurie de main d’œuvre, Le Monde, 30 mars 1958.

12 Id.

13 Jean-Pierre Terrail, Familles ouvrières, école, destin social (1880-1980). In: Revue française de sociologie, 1984, 25-3. pp.421-436; https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1984_num_25_3_3825

14 L’étude de référence dans ce domaine est celle d’Emmanuel Bellanger sur Ivry : Emmanuel Bellanger, Ivry banlieue rouge. Capitale du communisme français, XXème siècle, Créaphis, 2017.

15 Affiche municipale, A compter du 1er octobre 1963. Ouverture d’un lycée à Saint-Ouen, Archives municipales de Saint-Ouen.

16 La destruction des archives du lycée Blanqui, et notamment des dossiers scolaires, rend malheureusement difficile l’établissement, pourtant si précieux, de la répartition par catégories socio-professionnelles des parents d’élèves pour notre période. Au regard de la sociologie de de Saint-Ouen à cette époque, et dans les mémoires, la prédominance populaire ne semble cependant ne pas faire de doute. Nous explorons, actuellement d’autres sources permettant une reconstitution proche de la réalité. Des élèves de familles plus aisées, professions libérales, ingénieurs, cadres…y furent, bien entendu, scolarisés.

17 Nous avons la ferme intuition que ce phénomène s’apparente à l’ « érosion sociale » qui touche les enfants des classes populaires au fil des classes des lycées identifiée, à la toute fin des années Cinquante, 1958-1959,dans l’article, L’état de l’école avant la réforme Berthoin du site Les fractures scolaires en France, https://fracturesscolaires.fr/1958-1959-lannee-avant-ladoption-de-la-reforme-berthoin/

18 Chantal Jaquet, Les transclasses, ou la non-reproduction, PUF, 2014.

19 David Bully, « Gérard Mauger, Âges et générations », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 07 mai 2015. URL : http://journals.openedition.org/lectures/17940 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.17940

20 Archives municipales de Saint-Ouen, série de photos, séquence 6 AM_93070. La municipalité joue un rôle, à coup sûr, essentiel pour « l’Eveil de l’enfance » (du nom d’une salle communale) grâce aux réseaux culturels, sportifs, de loisirs qu’elle développe et qui concourent à notre entrée dans cet autre monde scolaire. Une très riche iconographie, nous restitue cette époque où apparaissent bibliothèques, conservatoire, maisons de jeunes et de la culture, classes de neige…
21 La lecture récente de l’ouvrage de Bruce Bégout, Le Concept d’ambiance, Seuil, 2020, nous ouvre ainsi des perspectives dans la poursuite de notre projet.

22 Didier Eribon, Retour à Reims, Champs essais, 2009.

23 Notamment, Tableaux de famille. Heurs et malheurs scolaire en milieux populaires, Seuil, 1995.

24 In Chantal Jaquet, op.cit., p.8

.25 Gérard Mauger, Age et génération, La Découverte, coll. « Repères », 2015 ; voir aussi Gauchisme, contre-culture et néo-libéralisme : pour une histoire de la génération de Mai 68 in :
Claude Fossé-Poliak et Gérard Mauger, « Choix » politiques et « choix de recherches : essai d’auto-socio-analyse (1973-1984), Cahiers du réseau Jeunesses et Sociétés, n°3-4-5, février 1985, https://www.u-picardie.fr/curapp-revues/root/33/gerard_mauger.pdf_4a07eb535d35b/gerard_mauger.pdf

26 Ludivine Bantigny citée par Guillaume Roubaud-Quashie. In. « Ludivine Bantigny, La fabuleuse histoire des journaux lycéens », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 129 | 2015, mis en ligne le 08 novembre 2015. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/4759 ; DOI : https://doi.org/10.4000/chrhc.4759. Voir également La fabuleuse histoire des journaux lycéens, Paris, Les Arènes, 2014 et De la modernité dans le lycée des années 1950. L’adaptation de la culture lycéenne au « monde moderne ». In : Pierre Caspard , Jean-Noël Luc & SAVOIE Philippe Savoie, Lycées, lycéens, lycéennes : deux siècles d’histoire , Revue française de pédagogie, 2005.
27 Âge tendre et tête de bois : histoire des jeunes des années 1960, Paris, Hachette littératures, coll. La vie quotidienne, 2001 ; la citation est extraite de Marie-Claude Blanc-Chaléard , « Compte rendu de Anne-Marie Sohn, Âge tendre et tête de bois. Histoire des jeunes des années 1960, 2001 », Le Mouvement Social, n° 209 (octobre-décembre 2004), p. 113-114, et en ligne : http://mouvement-social.univ-paris1.fr/document.php?id=924
28 Grèves et protestations dans de nombreux lycées de Paris et de banlieue, Le Monde, 17 février 1971, https://www.lemonde.fr/archives/article/1971/02/17/greves-et-protestations-dans-de-nombreux-lycees-de-paris-et-de-banlieue_2444536_1819218.html

29 Claude Aufort, ancien professeur d’Anglais au lycée Blanqui, interrogée dans le cadre du documentaire en cours, novembre 2019.

30 Cf Jean-Claude Chesnais, La population des bacheliers en France. Estimation et projection jusqu’en 1995. In: Population, 30ᵉ année, n°3, 1975. pp. 527-550; https://www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_1975_num_30_3_15826, p.537-538.

31 Collection Témoins/Gallimard, 1974.

32 Syllepse, 2018.

33 https://www.lemonde.fr/archives/article/1974/03/29/education-le-texte-de-la-reforme-de-l-enseignement-secondaire-est-arrete-m-fontanet-entre-le-politique-et-le-pedagogique_3086259_1819218.html

34 François Cusset, La décennie. Le grand cauchemar des années 1980, Cahiers libres, La Découverte, 2006.

35 Didier Leschi, Rien que notre défaite, Les Editions du Cerf, 2018.